Tuesday, January 29, 2008

Le mécano de la Générale

Le mécano de la Générale
LE MONDE | 29.01.08 | 12h50 • Mis à jour le 29.01.08 | 15h18


Banque connue pour l'excellence de sa maîtrise du risque" recherche "chargé de mission conformité et gouvernance". Cette offre d'emploi, bien visible, jeudi 24 janvier, sur le site Internet d'eFinancialCareers, le premier réseau mondial de recrutement du secteur de la finance, est publiée par la Société générale.

La même Société générale qui, quelques heures plus tôt a mis le monde en émoi, en annonçant la mise au jour d'une fraude record dans l'histoire de la finance.

Un homme, seul, un trader "junior" de 31 ans, est accusé par les dirigeants de la banque française d'avoir fait perdre 4,9 milliards d'euros à l'établissement. Il a "joué" 48 milliards d'euros sur les marchés financiers. Bien plus que les capitaux dont dispose la banque, l'équivalent du produit intérieur brut du Bangladesh !


Le mot n'a jamais été prononcé, mais la Société générale, la troisième banque française, a bel et bien frôlé la faillite. Entre la découverte de la fraude, samedi 19 janvier, et sa divulgation, le jeudi suivant, Daniel Bouton, son PDG, confiera avoir vécu "les jours les plus longs de sa vie".


Cinq jours pendant lesquels une cellule de crise composée de l'état-major de la Société générale, du gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, et du secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers (AMF), Gérard Rameix, a bâti, dans le plus grand secret, sans en avertir l'Etat, le plan qui devait sauver la banque.

C'est vendredi 18 janvier que tout commence, dans la salle des marchés. Au cœur du quartier d'affaires de La Défense, à Nanterre (Hauts-de-Seine). Ce matin-là, lors d'une inspection de routine, un contrôleur de la banque découvre une transaction "étrange". Un ordre d'achat a été passé, pour lequel il n'existe aucune contrepartie, aucun vendeur. Le contrôleur s'en inquiète auprès de son auteur, Jérôme Kerviel. Sa réponse, "hors sujet", éveille ses soupçons.

"INFORMATIONS AU COMPTE-GOUTTES"

Le contrôleur creuse, le questionne à nouveau. La deuxième réponse, plus obscure encore, alimente ses doutes. Il avertit Jean-Pierre Mustier, le chef de la banque d'investissement et de marchés, alors à Londres. Celui-ci décide de rentrer à Paris sans attendre. Et découvre progressivement qu'il n'y a pas une transaction litigieuse mais des milliers, dissimulées méthodiquement, depuis plus d'un an, dans le système informatique de la banque.

Une bonne partie de la nuit, M. Mustier remonte le fil de ces opérations, une à une. Jusqu'à mettre au jour, samedi 19 janvier, après avoir confessé M. Kerviel 6 heures 30 durant, "l'inouï, l'inconcevable", selon les termes utilisés plus tard. "Ce fut laborieux, le trader lâchait ses informations au compte-gouttes", raconte un témoin. M. Mustier, atterré, n'a d'autre choix que d'informer son PDG.

Daniel Bouton est abasourdi. Lui, l'auteur du "rapport Bouton" sur la bonne gouvernance d'entreprise, toujours cité en référence, qui se prévaut d'être à la tête de l'une des entreprises les mieux gérées de France et fait la leçon à l'Etat dépensier, est pris au piège d'une fraude monumentale. Sans équivalence dans l'histoire de la finance mondiale.

Sa banque est au bord du gouffre. Le coup de fil qu'il doit passer, le lendemain, pour alerter les autorités de tutelle du secteur financier, a quelque chose de cruel et d'infamant.

Dimanche 20 janvier, la Banque de France, la Commission bancaire et l'AMF, le gendarme de la Bourse, sont mis au courant du danger que court la banque. Le choc est violent, la surprise totale. En pleine crise des subprimes, ces crédits immobiliers à risques américains, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, avait obtenu des assurances, le vendredi précédant, qu'il n'y aurait pas d'accident grave dans les banques françaises.


Il s'était entretenu du sujet avec le directeur général de BNP Paribas, Baudouin Prot, et avec le numéro deux de la Société générale, Philippe Citerne. Celui-ci avait semblé serein, malgré une exposition de 2 milliards d'euros aux subprimes. A ce moment-là M. Citerne ignorait tout de la catastrophe à venir.

"RISQUES DE FUITE"


La fraude change tout. Comprenant que les difficultés de la Société générale font courir un risque financier grave à l'économie française, les autorités bancaires gardent l'histoire secrète. Le temps d'élaborer un plan de sauvetage : la revente des 48 milliards d'engagements pris par son trader et sa recapitalisation, devenue vitale. La moindre fuite, estiment-ils, en compromettrait la bonne fin.

L'Etat sera donc alerté plus tard. "Dès que le politique est averti, les risques de fuite sont bien plus importants, justifie un proche de la cellule de crise, à l'Elysée, on n'appelle pas directement le président mais ses conseillers, alors, comprenez…"


Le conseil d'administration de la Société générale se réunit dans l'urgence. M. Bouton présente sa démission. Elle est refusée par des administrateurs qui, raconte-t-il, "m'ont demandé de gérer cette crise jusqu'au bout".


Du lundi 21 au mercredi 23 janvier, le "cabinet secret" travaille nuit et jour, pour régler l'affaire au plus vite. Lundi matin, juste avant qu'ils soient revendus, les investissements du trader représentent une perte théorique de 1,4 milliard d'euros. Un choc gérable. La Société générale se donne trois jours pour "liquider" l'affaire sans attirer l'attention.

Mais rien ne se passe comme prévu. Sur les marchés, la crise des subprimes vire à la panique. Lundi, à 8 h 30, les Bourses d'Asie plongent. A 9 h 30, l'Europe suit. Le "mini-krach" dure deux jours pendant lesquels la Générale écoule, coûte que coûte, l'essentiel des 48 milliards.

Le plongeon des marchés amplifie la perte de la banque. Ou l'inverse. Car les ventes massives de la Générale accentuent la chute des Bourses européennes. A l'heure des comptes, le "trou" est cinq fois plus élevé que prévu : 4,9 milliards d'euros. Avant de rendre l'information publique, M. Bouton informe l'Etat : le ministère des finances, Matignon, l'Elysée.


Nicolas Sarkozy est personnellement mis au courant par la ministre de l'économie, Christine Lagarde, au sortir du conseil des ministres. M. Fillon regrettera plus tard publiquement, d'avoir été averti si tard.

Jeudi 24 janvier, à 11 h 30, vient l'heure des explications publiques. Lorsqu'il se présente aux médias, M. Bouton, marqué par plusieurs nuits sans sommeil, est ébranlé mais décidé à faire face. Il a le sentiment d'avoir sauvé sa banque du pire – la faillite et la perte de son indépendance – et mieux, de l'avoir remise sur les rails, grâce à une recapitalisation garantie par deux banques américaines, JPMorgan et Morgan Stanley.

Lorsqu'il prend la parole, ses mots ne sont pas assez forts pour "charger" le trader, qu'il décrira plus tard sur l'antenne de France Info comme "un escroc", peut-être "un terroriste". Pourtant, vite, le doute s'installe. Où est le trader ? Est-il en cavale ? "Je ne sais pas", répond M. Bouton. La banque a-t-elle porté plainte ? "Nous nous apprêtons à le faire", dit-il, hésitant. Quels sont les griefs ? "Nous ne savons pas encore."



Les banques concurrentes s'interrogent, comme les experts des marchés et des risques. Ils estiment impossible que le trader soit passé au travers de tous les contrôles. "En salle des marchés, nous sommes contrôlés dix fois pas jour, indique un trader, les bureaux en open space [espace ouvert] ne laissent aucune intimité."


"IL N'A JAMAIS PERDU SAUF LES DERNIERS JOURS"

M. Kerviel a beau être décrit comme un pirate informatique exceptionnel qui se serait procuré les mots de passe de cinq applications informatiques différentes, il a beau être présenté comme expert des contrôles grâce à un début de carrière dans "le middle et le back office" (là ou se contrôlent toutes les opérations), les explications peinent à convaincre.

"Il reste beaucoup de mystères", juge un ancien trader de la banque. M. Kerviel aurait acheté 140 000 ontrats sur l'indice Dax. "Aucun trader n'est habilité à en acheter autant, c'est très étonnant", indique cet ex-salarié de la Générale. Il n'arrive pas non plus à expliquer comment M. Kerviel a pu éviter de verser des acomptes sur les achats qu'il faisait. Sauf à être gagnant…


Et gagnant, M. Kerviel l'a bien été, selon plusieurs de ses collègues : "Il n'a jamais perdu sauf les derniers jours, affirme l'un d'eux, c'est pour ça qu'il a été chopé." Fin décembre, racontent-ils, ses gains étaient même "hallucinants", de l'ordre de 1,5 milliard d'euros. "Il se disait à la Générale que dans son département, ils avaient fait des performances exceptionnelles. Et qu'ils se partageraient un bonus record."


Ainsi, peut-être, se dévoile le mobile de M. Kerviel. Pour se faire une place, le jeune trader devait se démarquer en gagnant de l'argent. Beaucoup d'argent. "Dans la salle des marchés, soit t'es bon, soit tu pars. Il faut être autonome, confie un trader. Si autonome que certains en deviennent ingérables. Même Daniel Bouton n'a pas prise sur eux. Leur chef gagne trois fois plus que lui !"


M. Kerviel cherchait-il à en faire plus que les autres ? Technicien d'origine, il gagnait 100 000 euros par an, "une misère" pour un trader. "Il y a beaucoup de mépris dans les salles des marchés. C'est très élitiste, tous ont fait Polytechnique ou Centrale. Jérôme venait de l'université de Lyon, même pas Dauphine !", insiste un ancien collègue, parti fin 2006 écœuré par ces conversations incessantes sur l'argent, les bonus, l'arrogance des traders de la "SocGen".

L'affaire, désormais, va se régler en justice. M. Kerviel a été mis en examen, lundi 28 janvier, pour "abus de confiance, faux et usage de faux, introduction dans un système de traitement automatisé de données". Et le dossier devient politique. "Une telle affaire ne peut pas rester sans conséquences s'agissant des responsabilités (…) y compris au plus haut niveau", a déclaré M. Sarkozy.

Claire Gatinois et Anne Michel


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